Dernier de son genre, séparé du groupe de ses congénères par l’extinction des autres Homo, Sapiens prend par la main un robot imparfait : il colle sur une boîte de métal un visage humain en silicone. Trompe-t-il la solitude en jouant à la poupée articulée, dans un dernier effort pour transmettre, sinon ses gènes, du moins leur souvenir ? Mais en l’animant, en lui donnant la vie, la mémoire et la pensée, nous rappellera-t-elle toujours nos congénères disparus, plutôt que le monstre de Victor Frankenstein ? Le primate à lunettes entraîne des Intelligences Artificielles pour reconnaître les émotions, leur apprend à discuter avec lui. Dans l’environnement immersif de la réalité virtuelle, il confère à des flux de données le pouvoir de reproduire l’expérience humaine. Avec la réalité augmentée, il ouvre une fenêtre sur leur monde.
En parallèle, il applique sa science et son obsession pour la réplication à la biologie ; il devient capable de clonage : la reproduction d’une créature vivante, presque à l’identique. Mais il en est insatisfait : il procède à des régulations, des interdictions. Quoi de plus normal ? Le clonage est l’ennemi de ses gènes, la terreur de l’évolution naturelle ; en empêchant la survenue de variations entre une génération et la suivante, en créant une entité dont le code génétique est en tout point similaire, le clonage se comporte comme la mort : c’est l’interruption des mécaniques fondamentales du vivant ; il grippe les rouages de la variabilité, introduit une erreur du taux de variation dont le curseur serait bloqué sur zéro, condamnant l’espèce à disparaître sans descendance.
Certains auteurs dystopiques ont imaginé le clonage comme une promesse d’immortalité ; une voie obscure pour le futur de l’humanité : ce serait au contraire un accès plus rapide aux catacombes de notre espèce. Incapable de variation, incapable d’adaptation, incapable de spéciation, incapable d’innovation biologique, enfin, incapable d’évolution naturelle, la copie parfaite est incapable de survivre aux millions d’années. Alors, Sapiens a développé des techniques d’édition du génome ; en juin 2012, la technologie d’ingénierie génétique CRISPR-Cas9 a ému la planète dans un article historique. Elle fut annoncée par ses figures de proue comme une fissure dans la création, “A Crack in Creation” : le monopole détenu par les mécanismes immémoriaux était rompu ; les clefs de l’évolution, dérobées dans la poche de la nature : le primate en fera-t-il meilleur usage ?
Les Nobels Jennifer Doudna et Emmanuelle Charpentier firent probablement confiance à l’humanité : les deux femmes expliquaient à Sapiens comment introduire une variation au sein d’un génome, comment modifier son code à dessein. En juin 2012, le primate industriel crut-il s’être finalement émancipé du taux de mutations spontanées imprédictibles, de l’environnement, et des milliards d’années qui l’avaient jeté sur Terre ? L’Américaine et la Française donnaient à l’humanité le pouvoir de décider, dans une salle de réunion, de transformations du vivant qui n’auraient jamais eu lieu sinon. Avec cette technologie, encore imparfaite, Sapiens a peut-être sauvé les clones : pensa-t-il avoir sauvé son espèce ?
Référence
Jinek, M., Chylinski, K., Fonfara, I., Hauer, M., Doudna, J. A., & Charpentier, E. (2012). A programmable dual-RNA–guided DNA endonuclease in adaptive bacterial immunity. Science, 337(6096), 816-821. Lien vers l’article









