La théorie du coût énergétique des organes a été publiée initialement en 1995 par deux anthropologues de grande renommée, spécialistes de la thématique, les Professeurs Leslie Aiello de l’University College London, et Peter Wheeler de l’Université John Moores de Liverpool. Cette théorie, citée dans plus de trois mille travaux de recherche scientifique ultérieurs, peut être résumée ainsi : le corps humain est un système soumis à des contraintes énergétiques ; son métabolisme de base, c’est-à-dire le taux énergétique minimal et incompressible essentiel à la survie, est resté globalement constant au fil de l’évolution de notre genre ; alors, au sein de ce système, il existerait nécessairement une relation de compensation énergétique entre les organes, de telle façon qu’un organe extrêmement énergivore, tel que le cerveau, n’ait pu augmenter son volume au cours de l’évolution qu’à la condition que d’autres organes, comme ceux impliqués dans la digestion, ne réduisent leur taille et leur activité métabolique. Ainsi, la consommation d’aliments significativement plus riches en protéines et en graisses, tels que les produits de la chasse, puis l’utilisation de méthodes de cuisson permirent d’augmenter l’apport énergétique issu d’un bol alimentaire de quantité inchangée ; ce faisant, la cuisson facilitait la digestion, plus rapide et moins coûteuse. Au fil des centaines de milliers d’années, on assistait alors à la régression anatomique du système digestif, par les mécaniques de la sélection naturelle : il devint plus petit, mieux adapté à un bol alimentaire riche et proprement cuit ; le coût énergétique de la digestion diminuait ; son activité métabolique de fonctionnement se réduisit aussi, libérant de l’énergie : dans un système où le métabolisme de base reste constant, le cerveau aurait alors profité de cette énergie disponible au bénéfice de sa propre expansion.
Les processus cognitifs élaborés des ancêtres de Sapiens furent favorisés par l’évolution, car ils conféraient à leurs véhicules un avantage pour la survie à court et moyen terme ; une tendance évolutionnaire vers la complexification du cerveau se dessinait : son coût énergétique de fonctionnement augmenta, pour soutenir l’expansion de son volume, la production de pensées plus subtiles, de réflexions analytiques, de raisonnements plus rigoureux et structurés ; finalement, le cerveau devint capable de constructions intellectuelles vastes et abstraites, d’édifices conceptuels, et d’un univers immatériel d’idées. Tout cela se mettait progressivement en place, avec un coût énergétique immense pour l’organisme ; aujourd’hui, le cerveau ne représente que 2% du poids corporel de Sapiens : pourtant, il utilise 20% de l’énergie nécessaire à son fonctionnement. Au repos, chaque gramme de matière cérébrale consomme dix fois plus d’énergie que la quantité équivalente de muscle. Cette croissance en besoins énergétiques, opérée au fil des millions d’années, exerça probablement une contrainte sur les autres organes : la transition vers une alimentation plus riche en protéines, puis la maîtrise du feu et de la cuisson des aliments ont fourni l’énergie nécessaire ; l’encéphale ne se fit pas prier : il exploita l’opportunité. Notre tractus digestif est aujourd’hui plus petit qu’attendu pour un primate de notre taille.
En retour, la puissance de l’univers d’idées s’appliqua aussi au renforcement des stratégies alimentaires : les méthodes de cuisson furent peaufinées ; la cuisine est progressivement devenue le lieu de technologies et d’instruments dédiés, de préparations alimentaires en multiples étapes, de recettes sophistiquées, d’une science du goût et de l’adjuvant ; et enfin, d’une industrialisation : une relation circulaire s’instaure entre le cerveau et le système digestif, pour former une boucle de rétroaction positive, qui fut le lieu d’un emballement. La transformation des normes culinaires favorisait la croissance du cerveau : le cerveau, en réponse, s’attelait à la tâche de rendre le bol alimentaire toujours plus riche, toujours plus transformé, dans une explosion calorique. Vous connaissez la suite ; poussée à l’extrême, la production d’une pléthore de préparations industrielles hyper-appétentes, dans des quantités monumentales, génère désormais une débâcle de denrées : beaucoup plus que le cerveau ne saurait utiliser. Nous sommes les victimes de nos tendances évolutionnaires, instinctuelles et comportementales multimillénaires ; pilotés par un organe mou qui a émergé au sein des règnes du vivant pour guider ses véhicules selon le gradient de ressources et leur permettre de les absorber, sommes-nous voués à nous empiffrer ?
Référence
Aiello, L. C., & Wheeler, P. (1995). The expensive-tissue hypothesis: the brain and the digestive system in human and primate evolution. Current anthropology, 36(2), 199-221.









