Les économistes du XXe siècle avaient d’abord proposé une vision aux accents terriblement classiques ; le revenu par habitant et l’industrialisation entretiendraient une relation de cause à contre-effet avec la fertilité : l’ascension des deux premiers était censée tirer la troisième vers le bas. Les observations plus récentes convergent vers des conclusions tout à fait différentes. Les prémisses du déclin de la fertilité sur le territoire français au XVIIIe siècle, puis sa propagation en Europe au cours des siècles ultérieurs n’ont pas suivi les traces du développement économique. Le biotope de l’émergence, et les voies de sa migration étaient caractérisés par la proximité linguistique avec la langue française : c’est elle qui est aujourd’hui regardée comme le terreau de la métamorphose. Les deux chercheurs californiens, Spolaore et Wacziarg, démontrent avec leurs jeux de données qu’en Belgique, les foyers francophones Wallons ont opéré cette transition plusieurs décennies avant les foyers néerlandophones Flamands : là où l’alphabétisation était majoritairement en langue française, la transition démographique commençait vingt ans plus tôt que dans les villages voisins où l’alphabétisation était en langue néerlandaise, à niveau similaire de revenu et d’éducation. En Espagne, le même phénomène se produisit : dans des villes de Catalogne telles que Barcelone, où la langue Romane parlée présente de nombreuses ressemblances avec le français, les populations adoptaient des taux modernes de fertilité quarante ans avant la région de Bilbao, où la langue Basque parlée a des racines linguistiques beaucoup plus éloignées. Pourtant, le taux d’alphabétisation et donc l’éducation à Bilbao dépassaient celui de Barcelone. Au sein même du territoire Français, la propagation des comportements maritaux modernes avait suivi le même schéma : les territoires de Bretagne, où la langue parlée était plus éloignée du français, opéraient la transition tardivement ; elle n’y devint manifeste qu’à partir de 1905.
Ce sont les bavardages, les causeries sur la place du marché, les échanges de comptoirs, les lettres envoyées et reçues, les comparaisons entre voisins, les débats arrosés le dimanche, qui ont tissé la société de Sapiens. Les frontières entre les pays ne firent pas obstacle à la marée : elle suivait les idées. Un changement de norme s’opérait, se propageait entre ceux qui pouvaient en parler, de palier en palier, de village en village, par les mécanismes de l’influence sociale ; là où cette vision moderne de la famille s’implantait, elle s’enracinait durablement : la société s’organisa autour de ce nouveau foyer, jusqu’à ce qu’un retour en arrière semble culturellement impossible. L’éducation ne fut pas à l’origine de la transition démographique : mais grâce à l’alphabétisation et l’apprentissage de langues communes, elle donnait un cadre à la pensée et des moyens de diffusion pour les idées. L’encéphale du primate, avide de partager ses rêveries, leur dessinait une carte pour voyager : les langues sont les autoroutes de la pensée. L’Europe était pourtant une mosaïque de dialectes : qu’en est-il aujourd’hui des idées modernes, propulsées à l’échelle planétaire ? Elles gravitent autour de la Terre et rebondissent entre les satellites, pour s’écraser sur des écrans de smartphones, des plateformes globalisées, des réseaux sociaux : la causerie de quartier a lieu dans une langue internationale, l’anglais ; elle est diffusée sous la forme d’un podcast. La langue française fut le chemin de la transition démographique : cet exemple nous donne un aperçu frappant de la façon dont les idées peuvent avoir un effet sur la biologie d’une espèce. Aujourd’hui, elles se répandent à la vitesse de l’électricité : quelles autres transformations fulgurantes du vivant sont en cours, guidées vers nos encéphales béants ?
Référence
Spolaore, E., & Wacziarg, R. (2022). Fertility and modernity. The Economic Journal, 132(642), 796-833. Lien vers l’article









